45. Adora Crellin (Patricia Clarkson) - Sharp Objects
- Lu.L
- 26 mai
- 6 min de lecture

Je dois l'avouer, Adora Crellin est l'un de mes personnages préférés. L'un des plus terribles aussi sur lequel j'ai eu et j'aurai sans doute à écrire.
Adora apparaît pour la première fois dans le roman de Gillian Flynn, Sur ma peau, sorti en 2006, et dont est tirée la série Sharp Objects. En 2014, Flynn s'associe à Marti Noxon, grande scénariste de la télévision américaine, pour produire une série au sein d'Entertainment One (aujourd'hui Lionsgate). Le pilote écrit, il est approuvé et huit épisodes sont commandés, tournés en 2017 et diffusés sur HBO durant l'été 2018. Noxon est la showrunneuse de cette mini-série réalisée par Jean-Marc Vallée (Big Little Lies).
La série m'est recommandée fin 2018 et un argument supplémentaire finit de me convaincre de la regarder : la présence au casting de la comédienne Patricia Clarkson, dont j'avais déjà adoré la performance dans Six Feet Under : elle y joue Sarah, la sœur excentrique de Ruth. Clarkson, c'est un mélange parfait de morgue et de pétulance. Dans Sharp Objects, elle est aérienne dans ses robes de luxe vaporeuses, mais semble toujours à deux doigts de tomber, bancale et fragile. Le talent immense de Clarkson repose ici sur l'ambivalence de son jeu; dans le rôle d'Adora, membre éminent de la communauté d'une petite ville sudiste des Etats-Unis, sa douceur est à la mesure de sa cruauté : extraordinaire. Ses mots sont susurrés onctueusement mais acérés comme les lames d'un rasoir.
Camille Preaker (Amy Adams, formidable aussi), journaliste alcoolique en fuite perpétuelle qui s'auto-mutile (d'où le titre de la série), revient dans le village de son enfance pour y enquêter sur le meurtre d'une adolescente et la disparition d'une autre. Elle renoue alors avec sa mère, Adora, qui l'accueille dans sa fastueuse maison coloniale. Elle snobe son beau-père Alan, soumis et complice, on le verra, et fait la connaissance de sa demi-sœur, Amma, 14 ans. Cette dernière, petite fille modèle auprès de sa mère est en réalité complètement délurée dès qu'elle sort de chez elle. Dans une mise en abyme suffocante, elle reproduit en maison de poupée la demeure dans laquelle sa mère l'étouffe. Adora règne, redoutable, cachant difficilement son égoïsme pathologique sous ses airs compassés.
Ce que Camille fuit grâce à toutes sortes d'expédients plus ou moins risqués, c'est cette maison où est décédée sa cadette Marian quand elles étaient encore adolescentes, et cette mère toxique qui lui a toujours préféré ses petites sœurs. Adora, bourgeoise et traditionnelle, rejette Camille, progressiste et indépendante, dépressive et souvent ivre, toujours vêtue de noir, la seule couleur qu'elle-même ne revêt jamais, sauf pour les enterrements.
À Wind Gap, Missouri, les Preaker (nom de jeune fille d'Adora) possèdent l'élevage de porcs le plus rentable de la région et ce depuis des dizaines d'années. Adora en est la propriétaire actuelle ce qui lui confère, au sein du bourg, un pouvoir manifeste. Le maire de la ville ne fait rien sans son accord, le sheriff, séduit, lui fait régulièrement part des avancées de l'enquête. C'est elle qui finance les diverses associations et qui organise le Calhoun Day, sorte de kermesse raciste qui célèbre chaque année l'armée confédérée et le sacrifice de Millie Calhoun, torturée et violée par des soldats unionistes. On repassera pour l'ambiance. Bien qu'Adora bénéficie donc d'un statut social qui lui procure une véritable autorité sur cette société réduite et viciée, elle ne travaille pas réellement : elle est reléguée dans un foyer dont elle s'occupe en façade. Tout le travail du quotidien, toutes les tâches ménagères sont accomplies par sa "domestique" noire (là encore, la marque d'un Sudisme entaché par le racisme et la ségrégation). Adora vit dans un monde poussiéreux où elle entretient avec vigueur le mythe de la trad wife (pour traditionnal wife, épouse traditionnelle). Sa langueur témoigne de son ennui. Elle ne règne véritablement que sur ses filles, son désir de pouvoir et de reconnaissance les engloutissant peu à peu.
-ATTENTION, À PARTIR D'ICI, SPOILERS ! (deux paragraphes)- Dès le premier épisode, il est clair qu'on est ici, au sens le plus littéral du terme, dans une "histoire de femmes". Une histoire qui repose sur un schéma aussi banal que terrible : la reproduction de la violence. On le découvre dans les derniers épisodes (même si de nombreux indices sont semés tout au long de la série), Adora souffre d'une maladie très rare : le Syndrome de Münchhausen par procuration. Cette pathologie pourrait être définie ainsi :
"Lorsq'une personne administrant des soins [...] feint, exagère ou provoque la maladie chez quelqu'un d'autre - souvent son enfant - afin d'obtenir une forme de gratification. En principe, la gratification vient sous la forme de l'attention que reçoit la [personne] du fait d'avoir un enfant malade dont on peine à diagnostiquer la source des souffrances. Et qui peut en mourir : 9% des victimes succombent à l'abus."*¹
Marian, la sœur de Camille fait partie de ces 9% de victimes. Amma, comme Marian en son temps, doit boire sous l'autorité de sa mère un médicament que toutes dans la famille appellent "the blue", mixture bleue comme son nom l'indique, qu'Adora tient elle-même de sa mère. The blue est un poison qui provoque un état fiévreux et léthargique chez celle qui le prend et qui permet à Adora de se sentir utile et de (re)prendre le pouvoir sur ses filles. Pris à haute dose, il tue. La relation tumultueuse de Camille et d'Adora s'éclaire à la lumière de cette révélation tragique : Camille, inconsciemment, n'accepte ni la sollicitude ni l'affection de sa mère car elles sont à proprement parler la marque du poison. Enfant, elle n'a d'ailleurs jamais accepté de boire the blue. Adora, quant à elle, dénigre sans cesse le comportement de son aînée car elle échappe à son emprise. Plus douloureux encore, on comprend que Camille se scarifie pour compenser une folie : elle se fait elle-même le mal que sa mère n'a pas réussi à lui faire et qui a tué sa sœur. Car détruire est la seule preuve d'amour que peut produire Adora. - FIN DES SPOILERS !

D'où vient la pathologie d'Adora : nulle réponse n'est apportée dans la série mais celle-ci, rare et doublée d'une cruauté sans précédent, est la prémisse d'une grande violence au sein de la maison. La demeure où se joue la tragédie est le reflet de la petite ville au charme suranné qui l'abrite : Wind Gap. Le poison de ce village où se rejoue indéfiniment féminicides, violences classistes, racistes et homophobes a infecté le foyer; l'autodestruction est une tendance qui se retrouve dans tous les personnages : Camille se scarifie, Adora, elle, au moindre désagrément, s'arrache les cils. Les femmes ont intériorisé la violence. Quand Camille revient saoule au milieu de la nuit, Adora l'attend dans une chemise de nuit impeccable et lui dit d'une voix douce et suave : "Tu pues la charogne. Tu reviens ici et je ne pense qu'à une chose : tu pues la charogne." Plus tard elle lui dira aussi : "Je ne t'ai jamais aimé. Tu es née avec cette nature froide [...]" Cette haine de soi qui l'habite est sans cesse projeté sur la seule de ses filles qui lui résiste.
Sans aller plus loin dans l'analyse de la figure matriarcale d'Adora et de ses rapports avec ses proches, j'ai choisi ce personnage pour mon TOP car c'est la première fois que je découvrais dans une série une héroïne aussi sombre, dont l'effet sur le mental est à la limite du tolérable. Et interprétée par une actrice qui, malgré tout, permet la nuance et l'empathie. Dans une interview donnée à Variety au sujet de Sharp Objects, Patricia Clarkson affirme : "Il est important de raconter les histoires de ces femmes brisées sans en «adoucir» les angles de façon à inspirer la compréhension et peut-être même l'empathie"*². Il faut les regarder bien en face pour mieux comprendre sur quels traumas se fonde la violence dans sa démesure.
Si la série est parfois grandiloquente et n'arrive pas toujours à lutter contre la tendance qui veut que les femmes soient toujours des victimes dans la fiction, elle a au moins le mérite d'en faire aussi les bourreaux, reléguant les hommes au rang de seconds rôles agressifs et/ou amers. Mais qu'on ne s'y trompe pas, dans l'histoire que je vous invite à découvrir et que Flynn, Noxon et Vallée nous raconte, tout ce monde est avant tout victime de la brutalité patriarcale, chacun•e en devient l'agent du mal sous son emprise, et l'instrument de sa loi. La résolution des meurtres reflète d'ailleurs ces intentions. Et Adora, spectrale et cauchemardesque, règne ici en prêtresse du pourrissement.

*¹ Article de Slate par Thomas Andrei : https://www.slate.fr/story/166820/sharp-objects-psychologie
*² Article de Variety par Danielle Turchiano : https://variety.com/2018/tv/features/sharp-objects-patricia-clarkson-interview-1202866742/
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