48. Jessa Johansson (Jemima Kirke) - Girls
- Lu.L
- 16 mai 2017
- 7 min de lecture

Qu'on se le dise d'entrée de jeu, je ne suis pas une inconditionnelle de Girls. La série produite par HBO et Judd Apatow depuis 2012 est un concentré de ce qu'on adore conspuer en ces temps difficiles, avec parfois beaucoup de complaisance: le show, qui met en scène quatre jeunes filles blanches bien nées, "brooklyneuses" very hip et autocentrées, ressemble à s'y méprendre à un ego trip délirant, celui de Lena Dunham, créatrice, scénariste, réalisatrice et rôle principal de la série. Au point même qu'on se demande si, infâaaame provocatrice, la toute jeune trentenaire ne nous tend pas le bâton pour se faire battre. Alors, masochiste et égocentrique "notre génération"? Ce mot fourre-tout, "génération", est en tout cas à l'origine du malentendu qui s'est créé autour de Girls.
La série, qui vient de se terminer très loin de là où elle a commencé, est assez confidentielle, pourtant, une grande partie de la critique journalistique, dithyrambique, lui reste fidèle depuis le début - Girls serait justement "la série d'une génération" - . Mais sur les forums de discussion, c'est tout autre chose: on a rarement pu observer une telle violence vis-à-vis d'un show télévisé, de surcroît quand celui-ci est labellisé HBO. Gossip Girl, soap sans âme diffusé de 2007 à 2012 sur le network CW et mettant en scène de jeunes gens richissimes parcourant Manhattan de long en large dans des limousines clinquantes ne semble pas avoir scandalisé les spectateurs outre mesure. A contrario, nos quatre bourgeoises new-yorkaises blasées et nombrilistes sont perçues par beaucoup de gens que j'ai pu lire comme élististes, snobs et déconnectées, provoquant sur ces mêmes forums nombreux débats sur la lutte des classes et la représentation de la diversité à la télévision.

En 2012, après la diffusion des premiers épisodes, Lena Dunham est accusée d'être raciste : pourquoi n'y a-t-il pas un(e) seul(e) héros/-oïne issu(e) d'une "minorité" dans sa série*¹? Dunham n'a pourtant jamais prétendu que le show était représentatif de toute une génération dans sa diversité, bien au contraire. Elle en fait même une blague dans le premier épisode de la saison 1: on voit son personnage, Hannah, défoncée à l'opium, débarquer dans la chambre d'hôtel de ses parents en pleine nuit pour leur lire son roman, et les prévenir : "N'ayez pas peur, mais je pense que je suis peut-être la voix de ma génération". En voyant leur expression incrédule, elle ajoute: "Du moins, une voix." Le moment est cocasse, voire grotesque. Comme le dit Jesse Levine dans un article du Huffington Post, "que Girls ait été vendu comme le show d'une génération est la faute de HBO et des journalistes, pas celle de Dunham ou de la série elle-même"*².
L'oeuvre n'est que le reflet d'une réalité socio-culturelle : il existe, dans chaque grande ville où règne le modèle capitaliste, un petit milieu étriqué dans lequel de jeunes consommateurs éduqués et branchés font face à des problèmes que le reste de la population rêverait d'avoir. Dans les villes occidentales, ces jeunes gens sont majoritairement blancs. Mais ce que montre Lena Dunham avec une cruauté déconcertante, c'est qu'ils sont aussi vaniteux, étroits d'esprit en plus d'être en proie aux angoisses existentielles les plus féroces. Et c'est peut-être ce que les détracteurs du show jugent le plus insultant : ceux qui devraient être heureux ne le sont pas et ne font rien pour l'être.
En bon marxiste, on peut dénoncer cet état de faits dans la réalité, mais, dans un réflexe que je trouve moralisateur et ambigu, beaucoup de gens s'attaquent à la fiction. Ils ont le droit de ne pas être intéressés par la série et son univers, mais les arguments deviennent fallacieux dès qu'il s'agit de prêter à sa créatrice des intentions dont personne n'a la preuve. L'attitude de Lena Dunham est certes paradoxale mais parfaitement banale dans le processus de création : elle trouve dans le monde qu'elle fréquente matière à production artistique; elle est à la fois l'accusée et l'accusation. De plus, il est difficile de reprocher à une chaîne comme HBO de produire des séries sans ambition esthétique ou qui s'adresseraient toujours à un même public wasp. HBO s'est fait connaître avec Oz, The Sopranos, Six Feet Under ou The Wire. Qui oserait dire qu'une de ces séries ne prétend pas raconter une réalité sociologique américaine? Le monde de Girls correspond lui aussi à une réalité contemporaine. Ce monde est certes blanc, citadin et bourgeois, mais il existe: qui a dit qu'on ne pouvait pas en parler?
C'est le moment de mettre Sex and the City sur le tapis. Référence des Girls (on aperçoit dans un des premiers épisodes une affiche du film sur le mur du salon de Shoshanna) mais aussi série grâce à laquelle HBO est devenue mainstream en 1998, Sex and the City met en scène les amours compliquées de quatre trentenaires blanches, hétérosexuelles et franchement aisées dans un Manhattan glamour et rutilant. Les points communs entre les deux shows ne sont pas à préciser. En 98, on n'avait encore jamais entendu des femmes parler aussi crûment de sexe, mais surtout, Darren Star et son équipe avaient su créer des personnages qui, malgré leur situation enviable et quelque peu idéalisée, se révélaient attachants. Et puis il y avait Samantha... Sex and the City a essuyé beaucoup de critiques mais n'a jamais suscité l'aversion que provoque Girls. Pourquoi cette différence de traitement? La crise de 2008 passée par là en est peut-être la cause... En ce qui me concerne, je pense que le problème vient surtout de la construction des personnages et des images : d'un côté, Lena Dunham a peut-être trop chargé ses héroïnes (vaniteuses, égoïstes, égocentriques...), de l'autre, l'hyper-réalisme des scènes de sexe a choqué une partie du public, encore bien pudibond. Dans une démarche post-féministe assez révolutionnaire, Dunham montre dans Girls ce qui était seulement dit ou suggéré dans Sex and the City .

Sur les forums donc, les commentaires pertinents sur l'aspect tape-à-l'oeil/pop acidulée de la série ou sur sa narration boiteuse glissent souvent progressivement vers des sentences aux bon vieux relents machistes du type "qu'est-ce qu'on en a à foutre de la vie de quatre meufs blindées qui couchent avec n'importe qui?" Et ça se conclut toujours par une remarque assassine sur le corps "non-conforme" qu'exhibe malicieusement Lena Dunham. C'est comme si, avec sa série, elle nous tendait un piège: on est renvoyé à sa propre étroitesse d'esprit, la même que celle de ses héros/-oïnes, censés être, en apparence, "le plus cool du cool". On se retrouve complice de sexisme ordinaire. Girls est tout à la fois géniale et sinistre de par sa perversion, car elle excite chez le spectateur, surtout celui qui se reconnaît dans un même mode de vie, d'affreux réflexes populistes.
Il y a dans la série une héroïne particulièrement énervante en raison de son flegme et de son indifférence à presque tout: c'est Jessa Johansson. Jessa est un personnage parfaitement amoral, voire immoral pour tous ceux qui trouvent choquant qu'une jeune femme puisse aller boire des white russians à 14H en costard et draguer le premier venu alors qu'elle est attendue par ses copines et les médecins à son propre avortement. Elle accueillera ses règles avec joie quelques minutes plus tard alors qu'elle se trouve en plein ébats avec le "premier venu" en question dans les toilettes du bar. La famille de Jessa est riche, elle ne voit donc pas très bien la nécessité d'avoir un job et d'y aller tous les jours. Ancienne héroïnomane, elle disparaît de temps à autre, laissant ses proches sans nouvelles durant de longues périodes. Jessa est une amie qui prend mais donne peu, une amoureuse qui se rit de ceux dont elle a brisé le coeur. Le féminisme, très peu pour elle, elle a dépassé ça : "Je n'aime pas quand les femmes disent aux autres femmes quoi faire ou comment le faire ou quand le faire" dit-elle à Hannah dans le deuxième épisode de la saison 1, avec son habituel rictus narquois. Elle est impulsive, mal élevée et fait ou affirme les choses les plus stupides avec un aplomb formidable. En réalité, malgré sa beauté et ses apparences d'extrême "coolitude", Jessa est un peu beauf.
Moue boudeuse rivée au visage, je crois qu'elle s'ennuie terriblement. Sa liberté, dont elle profite toujours au détriment des autres, l'accable plus qu'elle ne l'exalte ou ne l'excite. C'est le personnage féminin le plus ridiculement apathique qui ait jamais été écrit, et pour cette raison, l'un des plus intéressants. Le qualifier d'hédoniste et de jouisseur est une erreur d'interprétation, encore un de ses malentendus que la série de Dunham sème aux quatre vents : non, dans presque tous les épisodes de Girls, Jessa s'emmerde ferme. Chez elle, seule, en couple, chez les autres... Là où Marnie (Alison Williams) brasse beaucoup d'air pour trouver un sens à sa vie, Jessa "regarde passer les trains" entre cures de désintox et plans de carrière abandonnés. Hannah veut être écrivain, Adam et Elijah acteurs, Shoshanna femme d'affaires... Pendant ce temps-là, Jessa, elle, hésite, bat en retraite, plonge la tête la première dans des situations glauques ou saugrenues avec l'inconscience qui la caractérise et la rend si attirante.
Lena Dunham décrit très bien la situation de beaucoup de jeunes femmes avec qui elle a grandit et qui ont la chance d'avoir des familles qui les ont soutenues financièrement un long moment : "Le filet de sécurité que leur offrait leur famille a rendu leur évolution plus lente qu'elle n'aurait dû {...} Sachant qu'elles ne tomberaient jamais trop durement, leur éthique de travail en a souffert, la façon dont elles ont traité les gens en a souffert. {...} Je voulais que Girls soit un commentaire sur le fait que les gens qui n'ont jamais trop à se soucier de l'argent se créent tellement d'autres problèmes et qu'il est si difficile pour eux de s'extraire de leur réalité "*³. Jessa est le symptôme d'une "génération" privilégiée poussée à son extrême : que faire quand rien ne sert et qu'on ne sert à rien, quand tout est à portée de mains? Nihiliste à force d'être gâtée, la chair plus triste qu'il n'y paraît (surtout dans cette saison 6, la dernière), elle est, pour le coup, la voix blasée d'une jeune génération qui pense avoir tout goûté et voit son potentiel s'autodétruire encore et encore dans les tourments de l'incertitude. Je trouve fort et culotté que ce soit une femme belle et beauf qui incarne cette vanité désespérée.
*¹ Article The Huffington Post US edition : http://www.huffingtonpost.com/2012/04/16/girls-reviews-backlash-hbo-show_n_1429328.html
*² Article The Huffington Post US edition : http://www.huffingtonpost.com/jesse-levine/dont-kill-the-messenger_b_1443100.html
*³ Interview de Lena Dunham par Jessica Grose pour BUILD Series : https://www.youtube.com/watch?v=V9H-etNci0s
Addendum :
À découvrir gratuitement (en anglais non sous-titré) sur le site anafricancity.tv, la série de la ghanéenne Nicole Armateifio sur son retour à Accra après des années passées aux Etats-Unis et sur ses retrouvailles avec quatre de ses amies. Cette bande de jeunes femmes privilégiées nous rappelle fortement celles de Sex and the City ou de Girls... On y ressent aussi l'influence du magnifique roman de la nigériane Chimamanda Ngozi Adichie sur le retour au pays natal, Americanah. À noter, l'excellente bande originale de la série qui nous fait découvrir les groupes de musique les plus tendances du continent africain.
À savoir aussi : l'actrice principale de la série, Maame Adjei, présente sur Youtube Girls Going Places, émission de voyages dans laquelle elle visite les 54 pays d'Afrique dans le but de montrer aux Africains et au monde la beauté du continent.
Ci-dessous, le premier épisode de An African City.
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