47. Violet Crawley (Maggie Smith) - Downton Abbey
- Lu.L
- 14 juil. 2018
- 6 min de lecture

Les airs faussement offensés de Maggie Smith alias Violet Crawley sont une des causes majeures de l'addiction incurable à la série britannique Downton Abbey, à laquelle beaucoup ont succombé (y compris votre dévouée rédactrice). Bienvenue dans un monde réconfortant et cotonneux où les aristocrates sont Anglais ("what else ?") et où leurs domestiques sont frais et dispos à toute heure de la journée.
Nous sommes en 1912 et le Titanic a coulé, emportant avec lui les héritiers mâles de la famille qui nous intéresse aujourd'hui. Nous sommes aussi en Angleterre, où des reines ont gouverné le Commonwealth mais dans lequel les femmes ne peuvent toujours pas hériter. Robert Crawley, Comte de Grantham et père de trois filles, doit rapidement trouver celui à qui domaine, fortune et titre seront légués quand il mourra, et qui devra prendre soin de ses proches. L'élu se révèle être le jeune et affable Matthew, lointain cousin aux modestes revenus (car, Oh my god!, cet hurluberlu pousse l'indécence jusqu'à travailler - il est médecin). L'arrivée de Matthew donc, et celle de John Bates, le nouveau valet de chambre boiteux au passé mystérieux, vont bouleverser le quotidien discipliné de l'imposant domaine. Et cela va fortement déplaire à l'aînée de Lord Grantham, la très hautaine Mary, déçue que ce qu'elle estime lui appartenir de droit revienne à cet inconnu very middle class.
Au sous-sol, l'ambiance oscille entre camaraderie, solidarité ou luttes de domination. En toile de fond, l'Europe se noie dans des conflits toujours plus nombreux, des rêves de révolution émergent un peu partout sur le continent (ici incarnés par le chauffeur communiste des Crawley, Tom Branson), et on devine que ces nobles sympathiques vont bientôt devoir s'adapter à des changements profonds de société.
Downton Abbey, produite par Carnival Films et diffusée en Angleterre sur ITV pendant 6 ans, est la série un peu réac' qu'on adore. Nous voilà dans un monde où les choses paraissent plus simples qu'elles ne l'ont été réellement, une société chimérique et patriarcale dans laquelle les riches, justes et bienveillants, vivent à l'étage, leurs domestiques humbles et tendres en dessous, et ce dans l'harmonie et le culte de la plus pure tradition britannique: thé, flegme, chasse à courre et vaisselle impeccable. Chacun se trouve bienheureux à la place qu'il occupe et il n'y a que ces grincheux Irlandais ou ces foutus parvenus d'Américains pour s'en plaindre (Tom Branson encore et la belle-mère de Robert, véritable némésis de Violet Crawley interprétée par la malicieuse Shirley MacLaine).
Et, pour en revenir à elle, s'il y a quelqu'un qui aime que les gens et les choses restent à leur place à Downton, c'est bien la digne comtesse douairière de Grantham, Violet Crawley, vieil oiseau majestueux, griffes de rapace, gaieté de pie, yeux globuleux de hibou dédaigneux, et le regard espiègle d'un vieux renard rusé à qui on ne la fait plus. Corsetée dans ses principes autant que dans ses robes, farouche défenseuse des us et coutumes de la haute, elle élabore tout au long de la série et pour notre plus grand plaisir, divers stratagèmes pour maintenir la famille à la hauteur de son rang. Bref, on perçoit vite que, chez les Crawley, les cartes sont à redistribuer, et celui ou celle qui porte la culotte n'est pas celui qu'on croit.
Violet n'est pas pour autant "une main de fer dans un gant de velours" comme le veut l'expression. Ni d'ailleurs une femme de pouvoir à proprement parler. Elle prend à coeur son rôle de dominante et fait valoir les privilèges de sa classe sans jamais outrepasser son rôle de vieille dame distinguée qu'elle tient d'ailleurs à la perfection, cela va sans dire. C'est une roublarde éclairée : une vieille routarde de l'aristocratie. Et dotée d'un humour que n'importe qui, même le plus drôle d'entre nous, peut et doit lui envier. Je ne sais pas qui a écrit les répliques de la comtesse, mais il mérite le titre de meilleur dialoguiste british du XXIème siècle*¹.
De plus, alors même qu'elle est la représentante d'un monde qu'elle ne veut pas voir changer ("Un aristocrate qui défend une réforme, c'est comme une dinde qui défend Noël"), la série n'a de cesse de mettre en lumière sa capacité d'adaptation. En témoigne sa relation d'abord conflictuelle avec Isobel, la mère de Matthew, qui se transforme en une solide amitié et solidarité. Quand Lady Grantham aime mettre au point des stratégies et calculer dans l'ombre, Isobel, pasionaria de la classe moyenne aisée, ne fait que mettre les pieds dans le plat, sans humour aucun mais avec une franchise et un courage que son ennemie finira par admirer. Dans les dernières saisons, alors qu'Isobel songe à épouser Lord Merton, très amoureux, les enfants de celui-ci s'insurgent du prétendu opportunisme de la fiancée : en vérité, ils ne souhaitent pas que le rang, les titres et la fortune de leur père tombent dans les mains d'une roturière. C'est Violet qui, pour défendre le bonheur de son amie, s'oppose alors le plus vertement à ces rejetons cupides. Car depuis le début de la série, où nous était présenté une comtesse sentinelle des valeurs aristocratiques et avocate des mariage de raison, les choses ont bien changé (Attention, SPOILERS !) : la guerre de 14-18 a remodelé les rapports de classe, Matthew et Sybil sont morts, dans leur malheur, la famille s'est rapproché de Tom le communiste, et ces vieilles dames ont ainsi traversé nombre de tragédies personnelles et communes. FIN DES SPOILERS. Leur amitié, à l'origine des meilleurs dialogues de la série, est ce qui leur reste de douceur et de gaieté dans un monde dur, malgré le luxe qui les entoure.
Voilà l'une des grandes réussites de la série : hommes comme femmes, on est véritablement conquis et bluffés par ces deux figures du troisième âge. Et Violet Crawley, qui doit tout à Maggie Smith, physique non canonique mais charisme indiscutable (et Dame Commandeur de l'Ordre de l'Empire britannique pour services rendus aux Arts de la Scène, s'il vous plaît !) prouve à elle seule que, malgré le rang à tenir, l'oisiveté dans laquelle les femmes aristocrates étaient maintenues à cette époque et l'isolement qu'elle subit, eu égard à son grand âge, tout ceci eh bien n'entame en rien une intelligence aiguisée, une vivacité d'esprit singulière, un talent inné pour le maniement de l'ironie et un appétit de vivre intarissable. Dans les limites que son sexe, son âge et son rang lui imposent, elle réussit le prodige d'exister magnifiquement, de soumettre ses idées et stratégies, de transmettre à celles et ceux qu'elle côtoie ses sentiments sans s'abaisser à l'impudeur et sans jamais livrer d'informations qui pourraient nuire à sa respectabilité. Si c'est à Lord Grantham que reviennent tous les pouvoirs, il ne prend guère de décisions qui ne lui aient été soufflées par sa maligne de mère.
Sans l'existence fictionnelle de Violet Crawley, pas d'Olenna Tyrell*² donc, cette vieille dame à la Rose dans Game of Thrones, qui n'a jamais régné au sens propre du terme mais qui détermine, avec l'aide de sa petite-fille Margaery, l'influence qu'aura la Maison Tyrell dans les luttes de pouvoir autour du Trône de Fer. Sous ses airs de mamie joviale se cache un esprit machiavélique, un caractère inflexible et une sacrée habileté politique, comparable à celle de Tywin Lannister. Elle aussi dicte d'ailleurs ses décisions à son benêt de fils, Mace.
Quand on voit à quel point ces personnages expérimentés et sagaces influencent la qualité d'une série, on se dit évidemment qu'on aimerait voir plus de sénior.e.s sur nos écrans.
Enfin, pour finir, voici une courte sélection de mes répliques préférées de la comtesse douairière et en prime, une interview filmée de Maggie Smith, pour ceux qui comprennent l'Anglais, et où l'on peut réentendre ce fameux et tant aimé accent britannique.
- "Ne soit pas défaitiste, ma chère, cela fait très classe moyenne.
- Cette manie de continuellement réfléchir est très surfaite. Je tiens la guerre pour responsable. Avant 1914, personne ne réfléchissait jamais à rien.
- Un manque de compassion peut être aussi vulgaire que des larmes.
- Les principes sont comme les prières. Nobles, bien sûr, mais embarrassants dans une fête.
- Tu me connais. Ne jamais se plaindre. Ne jamais s’expliquer."
*¹ Les scénaristes et dialoguistes de Downton Abbey sont Julian Fellows (le créateur du show), Tina Pepler et Shelagh Stephenson. La légende dit aussi que Maggie Smith est à l'origine de nombreux mots d'esprit du personnage de Violet Crawley.
*² C'est Diana Rigg, l'actrice de Chapeau Melon et Bottes de Cuir qui interprète le rôle d'Olenna Tyrell dans Game of Thrones. Elle apparaît pour la première fois dans la 3ème saison de la série.
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