49. Betty Draper (January Jones) - Mad Men - (attention, spoiler)
- Lu.L
- 20 janv. 2017
- 6 min de lecture

Changement complet de registre avec ce personnage dont le pouvoir d'inertie tout au long des 7 saisons de Mad Men est absolument fascinant: on ne vous présente plus Betty Draper (qui deviendra par la suite Betty Francis). Les Desperate Housewives de Marc Cherry avec leurs intrigues à tiroirs peuvent aller se rhabiller, la vraie desperate housewife, c'est elle. Jamais, peut-être, n'était-on aller aussi loin dans la description de l'ennui abyssal qu'ont dû vivre des milliers de femmes aisées à l'ère de la modernisation technique des foyers. Betty, comme le dit lui-même Matthew Weiner, le showrunner de la série, appartient à une "génération gâchée de femmes [...] : éduquée, elle a obtenu un diplôme à l'université de Bryn Mawr juste avant que la société ne lui demande de l'utiliser réellement."*¹
À chaque fois que je pense à Betty Draper et à ce qu'elle représente sur le plan sociologique, je la vois qui effleure des meubles silencieusement, errant dans sa maison de banlieue comme si elle avait été vendue avec. Et mon cœur se contracte un instant en pensant que j'aurais pu, autre temps, autre vie, être à sa place. J'ai souvent entendu dire de ce personnage qu'il "ne servait à rien", qu'il était "ennuyeux à mourir", un "boulet pour Don Draper" (son mari dans la série, interprété par Jon Hamm), ou même que l'actrice était une "vraie potiche" parmi les membres du casting resplendissant de la série... Pendant longtemps, je n'ai pu mettre le doigt sur ce qui me mettait tant mal à l'aise quand j'entendais ces critiques, et puis j'ai compris: même si elles sont destinées à un personnage de série, elles reproduisent le même sexisme que celui dont beaucoup de femmes au foyer dans le monde ont dû souffrir.
Dans les années 50 et 60, il était encore quasi impossible pour les femmes de la bourgeoisie aisée de travailler, mais leur condition solitaire de femmes au foyer les réduisait dans l'imaginaire des hommes à peau de chagrin. On voit bien dans la série à quel point Don rechigne à écouter Betty, à lui justifier ses choix (qui pourtant la concerne!), à lui parler tout simplement. À quoi cela servirait-il puisqu'elle est en effet une "potiche", une spectatrice passive, et qu'elle ne connaît rien de sa vie à lui, rien à la vie tout court, finalement. Il s'adresse à elle comme à une petite fille fragile. Il y a un abîme de mélancolie au cœur de la relation Don/Betty, abîme qu'on retrouvera dans celle que le Dr. Masters entretient avec sa femme dans une autre série qui a su mettre en scène l'Amérique bourgeoise des années 60, Masters of Sex.
Certes, Betty est un peu immature et n'est pas exempte de vanité. Sa beauté toute hitchcockienne est ce qu'il y a de plus important à ses yeux, dans un monde où personne ne lui demande d'être intelligente. Elle a grandit telle une fille à papa ultra protégée, et après quelques mois de mannequinat, elle a rencontré un beau jeune homme plein d'avenir en la personne de Don Draper dont elle est tombée amoureuse et qu'elle a épousé. Conte de fée. Comme elle le raconte à Roger Sterling au cours d'un dîner arrosé dans l'épisode 7 de la première saison, Red in the Face, ils se sont installés peu après en banlieue, "car on ne peut pas élever des enfants à Manhattan". Elle est jeune, n'a pas beaucoup d'expérience et se retrouve seule à élever deux charmants bambins dans une grande maison loin de tout ce qui compte: famille, amis, la Big Apple et ses distractions innombrables.
Quand sa mère décède, Betty rumine soudain des idées noires, se sent seule et délaissée, et va consulter un psychiatre avant de réaliser que tout ce qu'elle confie à son docteur est répété mots pour mots à son mari après chaque séance. Elle tombe enceinte après avoir découvert les infidélités de ce dernier et, quand elle l'apprend, son gynécologue lui demande comment elle peut même penser à l'éventualité d'un avortement, elle "qui a tout ce qu'une femme peut désirer". Ainsi s'écoule l'existence de Betty Draper.
Mais, comme tout humain qui se respecte, Betty pense maîtriser son destin. Elle ne s'avoue jamais vaincue. Ainsi, quand elle découvre la véritable identité de Don, qui se nomme en réalité Dick Whitman, et lassée par son égoïsme et sa prétendue aura de mystère, elle est déjà tombée dans les bras d'Henry Francis, son homme "idéal": installé en politique, riche, et ambitieux à la mesure de sa beauté à elle. C'est le moment pour Betty de passer d'un homme à un autre, reproduisant ainsi sa condition de femme-trophée méritante et "exemplaire".
Si elle est parfois une "mauvaise mère", comme on a pu le lire dans beaucoup d'articles sur le personnage, elle est au moins une mère présente. Don, plus affectueux qu'elle avec leur progéniture, est, quant à lui, le père absent par excellence: incapable de prendre une décision pragmatique quant à leur éducation et leur bien-être, il aime ses enfants à distance, vaguement embarrassé par leur existence. Oui, Betty gifle brutalement sa fille Sally qui a elle-même coupé ses cheveux, et punit son garçon de 4 ans qui "ne fait que mentir"...de fait, comme toutes les mères conditionnées à penser que leurs enfants doivent être le centre de leur univers, elle leur lègue ses frustrations et les culpabilise avec inconséquence; mais elle est là et s'en occupe, sans jamais leur être indifférente.
Pourtant, Betty Draper reste détestée par de nombreux adeptes de la série. Peut-être parce qu'elle nous inquiète, tant elle est conforme aux normes de l'époque et pourtant insaisissable. Pour les hommes, elle est trop rigide et bourgeoise, pour les femmes, son personnage fonctionne comme un repoussoir, à la faveur de Peggy et Joan. Il fallait de l'audace aux créateurs pour nous la montrer avec des bigoudis, ou dans une chemise de nuit informe, errant, seule et saoule, dans son appartement: c'est comme si on nous révélait des images de Grace Kelly (à laquelle elle est comparée plus d'une fois dans la série), en train de passer l'aspirateur en jogging. Une femme avec le physique fatal d'une star de cinéma, mariée qui plus est à un "prince", ne peut pas avoir le quotidien d'une mère au foyer, dépassée et légèrement dépressive. On ne le supporte pas. Cela nous fait l'effet d'une publicité ratée. On accepte les faiblesses de Don, faiblesses qu'il peut compenser au travail où il se révèle le meilleur, à la hauteur du mythe qu'il a créé de toutes pièces, mais on ne pardonne pas à Betty ses défaillances.
Les incohérences dans son caractère ont par ailleurs été exacerbées par les scénaristes qui n'ont pas su trop quoi faire du personnage après le divorce d'avec Don: Betty prend du poids puis est mince à nouveau, elle trompe Henry avec Don, redevient étudiante, etc. On ne la suit plus. Peu à peu, c'est Sally, sa fille, qui gagne en intensité dramatique. À cela s'ajoute peut-être le fait que January Jones, bien que son visage d'ange soit toujours magnifiquement filmé, n'est pas la meilleure actrice du monde.
Quant à moi, je garde en mémoire cette remarque de Krista Smith, éditorialiste pour Vanity Fair, lors d'un entretien avec Matthew Weiner: "Betty, qui a apparemment tout au début de la série, endure la fin la plus tragique en apprenant qu'elle est atteinte d'un cancer du poumon incurable. En parallèle, Peggy et Joan qui sont issues de la classe moyenne, voire ouvrière, et qui ont navigué avec succès dans l'environnement masculin et misogyne de la Madison Avenue, ont finalement réussi à briser le plafond de verre." Et la réponse de Weiner: "Je pressentais que le personnage de Betty vivait une tragédie depuis le début"*². Peut-être qu'à cette époque, il valait mieux pour une femme qu'elle soit obligée de travailler pour vivre: avec l'accès à la contraception, une révolution pour l'égalité était en marche et le plein emploi des sixties offrait enfin aux plus déterminées l'occasion de mettre le pied dans la porte.


Cette tragédie dont parle Weiner, c'est peut-être celle des femmes qui ont vécu entre deux mondes. L'ancien, que Betty représente, et le nouveau, que Peggy compte bien conquérir. À la fin de la dernière saison, quand Betty, sentant le vent tourner, décide de reprendre des études, il est déjà trop tard, et les milliers de cigarettes qu'elle a fumées en attendant les hommes de sa vie l'ont consumée. Alors que d'autres possibles s'ouvrent enfin aux femmes, Betty reste la gardienne d'un monde crépusculaire, jolie maman respectable mais jamais tout à fait respectée. Image iconique de la solitude empruntée à Hopper, elle est la femme seule à une table qui fume et qui attend la Mort.
*¹ Article LA Weekly: http://www.laweekly.com/film/matthew-weiner-explains-betty-draper-mad-mens-melancholy-dame-2613478
*² Article Vanity Fair: http://www.vanityfair.com/hollywood/2015/09/mad-men-finale-betty-don
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